samedi 17 juin 2017

Recension

Recension
Par Innocent MPOZE
Kä Mana, Réimaginer l’éducation de la jeunesse africaine. Idées directrices et orientations fondamentales, Goma-Yaoundé, Pole Institute et AIS éditions, 2013, 161 pages. ISBN : 978-9956-799-03-9

S’il est un livre inaugural de ma route vers le sommet d’ascèse intellectuelle, c’est sans doute Réimaginer l’éducation de la jeunesse africaine. Idées directrices et orientations fondamentales. Son auteur, Kä Mana, est poète, philosophe, théologien et analyste politique. Professeur des universités, il est animateur du programme « Université alternative pour l’éducation à la transformation sociale » à l’Institut interculturel dans la Région des Grands Lacs (Pole Institute).
Se situant dans les cycles du changement que l’Afrique est appelée à opérationnaliser, l’auteur porte son attention sur l’éducation dans cet ouvrage riche en réflexions et invite les générations montantes à créer l’Afrique nouvelle, celle de nos rêves, de nos pensées, de nos luttes. A partir des rêves, le philosophe congolais (RDC) use de sa sorcellerie réflexive pour construire des idées directrices tout en ouvrant les voies à des orientations qu’il juge fondamentales pour l’éducation de la jeunesse africaine, dans une perspective holistique qui embrasse à la fois, la politique, la crise anthropologique, l’écologie, le genre, la culture et la société. Prenons l’audace de savourer les délices qui riment le verbe de ce livre, page après page.  
Dans un chant incandescent, l’auteur loue  le pouvoir fascinant de l’Afrique à travers la ville de Kribi. De cinq pouvoirs s’imposant à toute personne qui visite cette ville camerounaise, existe un pouvoir de tranquillité, dans la communion avec le cosmos en toutes ses forces déchainées, avec les êtres dans toutes les incantations de leurs attraits.  De ce pouvoir  s’impose une rencontre avec quelque chose d’essentiel, comme le soutient l’auteur : mon « moi » comme souci de silence et quête d’une certaine profondeur dans la rencontre avec mes propres abimes, ce mystère des mystères qui couve au fond de chacun, de chacune d’entre nous, les humains, et qui se découvre seulement à certains moments et en certains lieux privilégiés, comme Kribi. C’est là qu’il s’engage à réfléchir sur son devoir à l’égard de la jeunesse africaine. De ce lieu béni, une évidence traverse l’esprit de l’auteur : le vrai problème de l’éducation, c’est de passer de la culture de la conformation au monde à la culture de l’invention d’un autre monde. Ce dont il s’agit, c’est de rompre radicalement d’avec la culture de la conformation au monde pour embrasser celle de l’imagination créatrice. Ici vibre l’urgence d’une éducation des jeunes à l’esprit créatif. Transcendant la sphère de conformation, l’autre appel est celui, si l’on veut changer l’Afrique, de la voir du point de vue positif, du côté de ses forces. Au-delà de penser l’invention, Kä Mana nous convie aussi à repenser le cadre spatial et architectural de nos structures scolaires car, pense-t-il, la beauté est la condition de l’éducation réussi, la pulsation intime de la passion du savoir. Ambitionnant la construction d’une société heureuse, l’éducation en Afrique  se veut être une guerre et avec toutes ses exigences : l’ordre, la discipline et la rigueur.
Le point deux, intitule le vieux penseur et l’éducation, aborde une rencontre avec l’inattendu, sous les beaux cieux, sur une affirmation selon laquelle l’Afrique n’était pas encore entrée dans l’histoire.[1] Bien qu’il soit décidé de ne pas verser dans le discours pro ou contre cette phrase de Sarkozy comme ceci eut un retentissement outré dans le monde de l’intelligentsia africaine, l’auteur se trouve devant un interrogatoire qui l’oblige pourtant d’en discuter encore avec un étranger. L’entretien prend l’élan de la relation Afrique-Occident, qui malheureusement est celle des aveugles qui conduisent d’autres. Dès lors que le problème est l’ordre dans lequel l’Occident conduit le monde, on pourrait chercher à savoir où aller avec quelqu’un qui ne va nulle part. À répondre à cette interrogation, on voit que l’histoire n’est que celle qui commence. Si l’histoire n’est qu’à ses débuts, alors l’Europe comme l’Afrique toutes deux ne sont pas encore entrées dans l’histoire. Elle (l’histoire) s’offre comme ensemble de possibilités fondamentales et comme faisceau d’exigences d’inventions capitales sur lesquelles nous devons avoir les yeux ouverts,  c’est à elle qu’il faut éduquer les générations montantes au lieu de les aveugler dans des conceptions qui pensent l’histoire comme une ligne avec la pointe qu’est l’Occident. L’histoire est le non-encore fait et elle est avenir. Cette histoire est de la lutte pour le sens qu’est l’amour contre le non-sens (la violence) pour la promotion humaine. Dans une société où la violence a pris le dessus sur l’amour, l’histoire à construire exige l’éducation à une société heureuse basée sur l’amour. C’est là le chemin du sens contre le non-sens. Tel est l’engagement pour changer le monde comme aimer c’est lutter contre le mal et créer l’espace du bien.
Dans la splendeur de l’amour et l’éclat de tous les rêves, l’auteur pense qu’éduquer c’est en fait ouvrir l’être à tout son pouvoir profond d’aimer. C’est libérer le profond, le sublime, l’exaltant et fécondant pouvoir de l’amour. C’est faire découvrir à chaque être la force d’aimer qu’il y a en lui.
Le quatrième en plus d’étonner l’auteur, désole sur le fait que sur la liste de 100 meilleures universités africaines, la RDC occupe la 87ème position, encore par l’extension d’une université américaine à Kinshasa. Comment expliquer que la RDC qui eut la première université du continent n’est plus à mesure de placer même un de ses établissements sur la liste des institutions répondant aux normes internationales. Baptisé inquiétante RDC, miroir de l’Afrique, ce chapitre prouve que ce qu’est la RDC en Afrique, l’Afrique l’est à son tour au monde. Un constant amère de l’auteur  selon lequel si l’école continue à fonctionner au Congo ce qu’elle existe déjà et qu’il n’y a aucun motif valable pour qu’elle meure, le pousse à un certain nombre de questionnements : quelle est la qualité de cet enseignement ? Selon quelles orientations devrait-il fonctionner ? Contre quels maux de la société devrait-il lutter ? De quelles stratégies devrions-nous nous doter pour que l’école obéisse à des impératifs clairs dans l’ordre mondial actuel ? Ainsi il pense une orientation à deux voies : d’abord une orientation des institutions scolaires et universitaires vers la renaissance du Congo et la renaissance de l’Afrique par l’énergie de la liberté et du pouvoir créateur, dans tous les domaines, ensuite la construction d’une vision profondément congolaise de l’altermondialisation comme nouvel horizon d’humanité. La visée pour le premier registre est la construction d’une éducation de l’excellence contre ce que Mokonzi appelle l’école de la médiocrité tandis que le deuxième s’oriente vers l’homme congolais conscient des enjeux de l’intelligence, des valeurs de vie et des choix ultimes de sens pour l’existence nationale. C’est ainsi qu’il faut préparer l’avenir lointain dans une responsabilité qui nous lie aux générations futures.
Au point abordant la question de la sagesse écologique du monde, l’auteur estime que l’écologie est le domaine où nous pouvons être à la pointe du monde parce que nous avons à défendre notre terre, vu que nous avons la possibilité de créer un mode de vie d’avenir qui puisse s’imposer comme quelque chose de nouveau dans les impasses de la modernité. Le nom de cet espace, c’est le développement durable et solidaire. Suite à une exploitation irrationnelle et barbare de l’espace vert, le monde vit aujourd’hui des moments dangereux qui exigent un engagement écologique comme un nouveau choix de civilisation. Il est de notre intérêt d’inscrire dans l’ordre éducatif ce souci écologique pour la sauvegarde de la Maison commune dont parle le pape François.  En effet, les conséquences de l’industrie se découvrent à nues, au su et au vu du monde, d’où la nécessité d’œuvrer pour un humanisme écologique,[2] s’il faut parodier  Jean-Blaise Kenmogne. Eduquer l’Africain à cet humanisme se veut œuvrer pour une conversion morale de l’humanité[3] face à la menace de l’instrument dont dispose l’homme qui d’un moment à l’autre pourrait signer sa perte quand on sait bien l’histoire d’Hiroshima et Nagasaki.
De ce qui précède, l’auteur change des vues et se tourne vers le Pouvoir politique et pesanteurs tribales. Ce point porte sur trois contradictions fondamentales qui tissent les relations vécues au pays de Lumumba : Une contradiction au cœur de nous-mêmes,  une contradiction avec le monde et une autre avec l’avenir. Dans le discours congolais s’observe un désir d’unité, alors que lorsqu’il s’agit d’assumer réellement les conditions d’unité, tout dérape et les esprits s’emmurent dans des visions tribalo-ethniques. Quand à travers le monde, tout vibre au rythme de la construction des grands ensembles politiques et économiques pour la conquête du monde,  l’auteur trouve qu’au Congo,  tout est structuré au modèle des identités tribales qui nous déforcent ; c’est notre contradiction avec le monde. Par ailleurs, l’avenir de toute nation dépend de la vision que les citoyens ont  d’eux-mêmes ; or, l’idée que l’homme congolais a de lui-même se détermine toujours par les pathologies ethniques, l’orientation même  de notre avenir se met en danger. Kä Mana l’appelle contradiction avec l’avenir. Contre toutes ces pathologies, il faut une éducation pour un Congo de la raison et du bon sens. N’est-il pas impérieux d’inscrire dans l’éducation citoyenne responsable une vision d’être-ensemble, de vivre-ensemble, de penser-ensemble, de rêver-ensemble ? L’heure vient et il est déjà venu où doivent s’unir  les anti-tribalistes congolais pour détribaliser la société congolaise.
Aujourd’hui, les nouvelles dimensions du genre exigent à l’entendement non de se battre pour la reconnaissance de l’égalité anthropologique fondamental entre l’être masculin et l’être féminin mais plutôt de fonder sur cette égalité une vision globale du monde qui s’attaque à toutes les inégalités, à toutes les injustices, à toutes les discriminations et à toutes les iniquités entre les êtres humains dans tous les domaines de leur existence et dans toutes les dimensions de leurs existences. Ainsi dans l’avant dernier point traitant de l’approche genre et ses enjeux pour l’éducation politique de la jeunesse africaine, il souligne deux impératifs sur lesquels se fonde l’authenticité de l’être-ensemble des personnes et des sociétés : d’abord la question du bien et du mal pour la construction d’une communauté d’existence sur des exigences des valeurs et ensuite la question du sens à donner au destin des communautés humaines contre toutes les forces du non-sens, de l’absurdité  et du chaos. La finalité ici c’est le bonheur partagé.
Enfanter les créateurs d’avenir, ainsi est titré le dernier point de ce précieux livre. Pour ouvrir les yeux des jeunes africains sur la tâche qui est la leur ici et maintenant, l’auteur partage sa certitude profonde à ses jeunes étudiants : «  En cinq siècles, il y a eu sur le sol d’Afrique des générations de souffrances et du martyr, au cœur des ténèbres et des gouffres indicibles. Il y a eu une génération dont la mission fut de donner la parole aux Nègres et de leur ouvrir l’horizon de la liberté. C’était la génération de la négritude. Elle rendit possible les débats les plus chauds sur l’identité et sur la liberté, dans une gigantomachie épique dont les successeurs, dans une magnifique passion critique, firent flamboyer les exigences dans des philosophies de la libération et de la reconstruction africaine. Moi j’appartiens à la génération suivante, dont la tâche est de booster l’imaginaire de la jeunesse, ici et maintenant. Vous, jeunes d’aujourd’hui, vous  êtes la génération de cet imaginaire créateur. A vous de créer l’Afrique nouvelle. » De quelle Afrique s’agit-il ?, demanderais-je à l’auteur. De l’Afrique de nos rêves, de l’Afrique de nos ambitions, celle de nos luttes, une Afrique qui compte dans le monde et sur laquelle le monde peut compter. L’éducation en Afrique devrait être celle de la réinvention de cette Afrique nouvelle. Elle est de la promotion de tout l’homme et de tous les hommes.
Dans la mesure où les réflexions rassemblées dans cet ouvrage sont une invite pour un changement effectif à partir de l’art de l’inservitude et du leadership éthique, sa force est le non-écrit : notre engagement pour changer le Congo, changer l’Afrique tout entière.



[1] L’affirmation est du président français Nicolas SARKOZY à l’université Cheik Anta Diop à Dakar en mai 2007.
[2] Lire Jean-Blaise Kenmogne, Pour un humanisme écologique. Crise écologique contemporaine et enjeux d’humanité, Yaoundé, éditions Clé, 2015, 233 pages.
[3] Ibidem, p. 41.

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